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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Faut-il ou ne faut-il pas penser l’hypothèse ? Ça dépend des jours. Mais tout y contribue. Depuis l’Ukraine – deux grosse années que ça morfle –, depuis Gaza – sept mois que ça arrase, que ça extermine –, la guerre est là, présente jusqu’à l’obsession. Chaque jour, son poids de malheur, de mensonges, de propagandes et de contre-propagandes. Jamais d’espoir. On est dans la bassine et on s’y noie. Alors on pense à autre chose, mais c’est dur, parce que cet autre chose ramène souvent à la guerre. Et ça repart. Nos neurones sont tétanisés et nos cœurs à la renverse. Et si, par un enchaînement de causalités premières et secondes, cette guerre, qu’on vit toujours par procuration, venait, d’erreurs stratégiques en ratages diplomatiques, à se généraliser ?


D’un côté, il y a le spectacle pathétique d’un monde où, raflé par des médiocres ou des cinglés, les pouvoirs susceptibles d’influer sur son sort sont aux mains de marchands d’armes et de criminels de guerre par contumace. De l’autre, il y a un ordre du monde où le Capital verrait sûrement quelque avantage à rebattre certaines cartes et à effacer quelques ardoises en réinvestissant où il faut, dans le surarmement s’entend. Et puis, partout ailleurs, il y aurait de l’impuissance. Comme un accablement devant la difficulté de lecture d’un monde livré aux seules folies de puissances en crise avançant – méthodiquement ou convulsivement – vers la catastrophe.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette caractéristique d’époque qu’est l’ignorance abyssale des mouvements de l’histoire qui caractérise les classes dominantes d’aujourd’hui et leurs représentants politiques. À chacune de leurs interventions, elle saute aux yeux du commun des mortels un peu instruits des lois de la guerre. Dans ce bal des ratés, Macron, archétype hors-série de la médiocrité tiktokeuse, fait bande à part tant ses géniales intuitions ont pour effet de faire rire jaune ses collègues. On se souvient de ses apparitions des petits matins de l’hiver 2022 où, déguisé en Zelenski mal rasé, il apparaissait sur les réseaux dits sociaux pour faire son show après avoir passé, disait-il, la nuit à parler à Poutine. On se souvient de même de sa géniale intuition, corrigée il est vrai dans l’heure, de la reconstitution, contre le Hamas, de la coalition internationale anti-Daesh. On se souvient encore de cette conférence de presse où, mutant de Jupiter en Mars, il prétendit, du haut de son fauteuil présidentiel surélevé, réarmer les consciences et les corps pour le bien de la Patrie défaillante. On se souvient enfin du toujours joueur quasi-quinqua Premier des Français, ès-qualité de président d’une « économie de guerre », se pavanant, il y a peu, à la poudrerie Eurenco de Bergerac, pour se féliciter, au nom d’un peuple qui n’a rien demandé, de l’ « augmentation significative » des cadences de production des canons Caesar mais aussi des obus de 155 millimètres qui les équipent. « L’économie de guerre [1] produit de la richesse », lâcha, sous bonne escorte, Rantanplan, dans ce camp retranché de la mort joyeuse – où trois mousquetaires Gilets jaunes sarladais qui attendaient le petit caporal à l’entrée avaient été exfiltrés par les forces de l’ordre casqué.


Peut-on digresser sur les guerres des autres à partir de l’hypothèse que, vues les proportions qu’elles prennent et les enlisements qu’elles connaissent, leur généralisation serait pensable ? Non seulement on peut, mais l’on doit. Car cette généralisation peut venir d’un rien, un rien discursif d’abord, comme ce concept de « réarmement » que manie si légèrement notre caporal en chef en paradant, souriant comme un gamin devant son arbre de Noël, aux pieds de ses engins de mort. Il y a, c’est certain, du grotesque là-dessous, mais il conviendrait de ne pas oublier que le grotesque galonné et la guerre vont bien ensemble. La guerre de tous contre tous – pour ceux qui connaissent l’histoire – l’a souvent prouvé. Les morts, ce sont toujours les autres, ceux qui n’ont rien demandé. Les généraux meurent généralement dans leur lit, et à bon âge. Comme les marchands de canons et les présidents.

Ce monde capitalisé à outrance est économiquement et écologiquement à bout. Pris dans des contradictions insondables, sujet à des résistances populaires imprévisibles, comme l’atteste, en France, depuis quelques années – des Gilets jaunes aux Soulèvements de la terre – une infinité de luttes insaisissables, le mouvement du Capital à son stade actuel d’accumulation contrariée peut parier sur la purge générale. Et la guerre en est une : elle permet de militariser les consciences, de fusiller les déserteurs, de créer les conditions de l’Union sacrée contre l’ennemi désigné, de glorifier l’idée de patrie, de détruire à tout-va pour reconstruire à tout-pire aux normes et exigences du vainqueur. Rappelons-nous ce que disait le vieux Jaurès [2] quelque vingt ans avant d’être assassiné par un extrême-droitard du nom de Villain [3] : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. »

La situation du monde atteste, depuis dix grosses années, d’une instabilité guerrière de type territorial croissante – en Lybie, au Sahel, en Azerbaïdjan, au Tigré, en Birmanie, en Ukraine, à Gaza et ailleurs. D’une manière ou d’une autre, pour des raisons toujours liées aux routes de la marchandise, les grands blocs y sont impliqués, en appui ou en défense. Les deux conflits les plus récents procèdent, eux, d’une logique clairement coloniale : d’une part, annexer tout ou partie de l’Ukraine pour la Russie de Poutine et, de l’autre, raser Gaza comme condition d’une épuration de la région de toute présence palestinienne pour la coalition d’extrême droite au pouvoir en Israël. Avec, de surcroît, pour sa frange la plus dure, des visées expansionnistes sur le Sud-Liban dans une perspective biblique de reconstitution du Grand-Israël.

Partant de telles ambitions de conquête sous-tendues par des forces de frappe indéniablement disproportionnées en regard des attaqués, les promoteurs de tels conflits territoriaux s’appuient sur une conception du bien, du juste, qu’ils fabriquent en fonction de leurs besoins. Pour la Russie de Poutine, cette conception repose sur une réécriture permanente de l’histoire d’où émergent et réémergent, à chaque fois, les figures détestables du dernier des Romanov et de Staline. Pour l’Israël de Netanyahou et de sa clique, le Hamas – qu’il a cyniquement favorisé aux dépens des organisations laïques palestiniennes – sera toujours là pour légitimer leur obsession épurative. Le 7 octobre – ce carnage [4] que tout service secret digne de ce nom aurait dû anticiper [5] – a mis en branle une logique génocidaire d’État ciblant indistinctement la population civile gazaouie : 35 000 morts comptabilisés et 77 000 blessés à ce jour. Le reste – les conséquences d’une famine criminellement organisée par l’État israélien – est à venir. Les signaux sont donc là, cumulés, aveuglants et clairement affligeants : deux guerres totales qu’aucune raison commune et partagée ne semble pouvoir éteindre.


Dans une telle perspective, certaines têtes pensantes de l’oligarchie néo-libérale autoritaire dominante pourraient voir dans leur généralisation une manière somme toute pragmatique de mettre de l’ordre dans le désordre de leur monde en réglant au passage la contradiction majeure d’un système d’exploitation et de domination en crise ouverte et durable. Ces têtes, elles se foutent des morts et des ravages écologiques qu’elle occasionnera fatalement, cette guerre. Elles ne pensent qu’en termes de pertes et profits, de balance commerciale, de bilan comptable. Si ça rapporte, elles signent. Quoi qu’il en coûte. Certains symptômes nous laissent prévoir ce qu’il en serait, une fois entraînés dans cette folle logique de la table rase, de nos libertés déjà résiduelles.

Quand notre caporal en chef – pour de rire ou en vrai, allez savoir – envisage, si nécessaire, d’envoyer des troupes au sol en Ukraine, il ne fait pas que s’objectiver comme chef de guerre, il joue avec le feu et la peau des autres. Quand la coalition internationale du Bien contre le Mal soutient Israël jusqu’à l’absurde en l’alimentant à foison en armements et en munitions tout en appelant, à voix basse, au cessez-le-feu, elle justifie non seulement le massacre, mais l’attise en soufflant sur une poudrière régionale prête à exploser. Quand toute voix dissidente dénonçant le crime à Gaza, elle se voit invariablement traitée d’antisémite et de complice objectif avec les preneurs d’otage du Hamas. Quand la même voix ou une autre, banalement pacifiste, exige que la communauté internationale, sous l’égide des Nations unies, s’engage, si c’est encore possible, dans une négociation de paix sur des frontières sûres et internationalement reconnues entre la Russie et l’Ukraine, elle se voit qualifiée de défaitiste. La guerre se prépare ainsi, par l’esprit, cet esprit rendu captif d’une folle logique qui lui échappe avant de l’accabler. De tout temps ce fut ainsi. La liberté de l’esprit est la première victime des guerres ; l’autre, c’est la vérité.


Ce qui se passe dans la France de Macron est, à n’en pas douter, révélateur d’une crise morale pré-guerrière majeure. Sous pression directe ou indirecte du pouvoir, des universités interdisent des conférences sur la situation en Israël-Palestine, des syndicalistes se voient condamnés – sur la base du soupçon et du préjugé – à des peines infamantes de prison, des militants politiques d’opposition sont convoqués par la police pour répondre de l’accusation extrême d’ « apologie du terrorisme ». Penser contre la guerre et l’exprimer est déjà passible d’indignité et dûment criminalisé. Toute valorisation simplement objective d’une situation humanitairement alarmante liée à des conflits guerriers locaux rythmés par une folle logique destructrice se voit stigmatisée, caricaturée, dénaturée par la fausse parole propagandiste de la caste politico-médiatique. Les pousse-au-crime ont déjà réarmé. La guerre, ça commence comme cela. Dans l’absurde volonté de militariser les esprits, de figer les camps, de dresser des listes de suspects, de criminaliser les dissidences. De l’uniforme à l’école au treillis militaire pour de vrai, des poursuites judiciaires à la censure d’État, il n’y a qu’un pas. L’infinie dérive du macronisme vers les thématiques d’ordre de l’extrême droite, naturellement assumées comme « républicaines », outre qu’elle les légitime, atteste du degré zéro de compréhension du monde qui anime ses derniers partisans. En cela, l’histoire le jugera comme ayant été l’un des derniers avatars d’un néo-libéralisme post-historique de guerre, celui qui s’applique méthodiquement à dépouiller l’humain de sa mémoire et de son espérance.

C’est contre cela, cette infinie bassesse qui nous accable, qu’il faut résister.

Il n’est, semble-t-il, d’issue possible, en Israël-Palestine comme en Ukraine – après un cessez-le-feu imposé – que négociée dans un cadre institutionnel international reconnu par les parties en conflit et garantissant le droit des peuples à l’autodétermination.

À défaut, ce qui, tôt ou tard, risque de venir, c’est la guerre pour tous, celle qui noie les contradictions internes au système d’exploitation dans une infinie danse macabre et remet les compteurs à zéro dans un monde dévasté. Qui peut douter que cette tentation mortifère ne titille pas quelques cerveaux malades au sein de la caste dominante des décideurs ?

Freddy GOMEZ